Accueil du site > Contre-jour > Chaos et création

Chaos et création

Nouvel Observateur, Hors Série "Nietzsche"

Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse
Ainsi parlait Zarathoustra, prologue §5

Pour qui a part à la pensée ou à la création artistique, cette phrase résonne comme une promesse. Presque un slogan que nos contemporains festifs pourraient reprendre à leur compte. Elle procède à un constat qui stimule le vœu secret de celui ou celle qui a le souci de son existence.
Elle énonce - et c’est là tout le génie aphoristique de Nietzsche - une condition et un but auxquels, a priori, aucun créateur ne souhaite se sentir étranger. Nous espérons être gros de quelque chose et cette phrase vient comme une promesse d’éclosion. Elle flatte notre si répandu rêve d’accomplissement : coïncider glorieusement avec soi au moyen d’une création inédite - un astre neuf.
Cette réception, immédiate et intuitive, tient sans doute à quelques mots clés dont l’addition éblouit et sidère : le chaos, l’enfantement, l’étoile, la danse. Toutefois, à la relecture - "une délicate lenteur est le tempo de mon discours" - la fulgurance de la métaphore persiste et s’agrippe…

Longtemps, j’ai eu en mémoire cette phrase formulée ainsi : "Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse". L’omission de l’"encore" faisait alors perdre à la phrase son caractère d’urgence et en facilitait l’appropriation par l’adolescent que j’étais qui pouvait ainsi la brandir comme un étendard de différenciation : à moi le tumulte supposé du génie, à vous l’insipidité de "l’œil pareil à un lac uni et maussade".
Cette récupération "héroïco-vantarde", je m’aperçus plus tard que Heidegger, à la suite de Nietzsche, la fustigeait sèchement comme le "besoin de petits-bourgeois en veine de sauvagerie". Ou comment s’imaginer avoir la tête dans les étoiles, et se retrouver cul à terre…
Toujours est-il que, plus de vingt ans après ces "exubérances pseudo-transgressives" (Derrida), le pouvoir de fascination de cette phrase reste intact. D’une part, l’injonction intime perdure, et d’autre part, la justesse de la métaphore se trouve validée par l’expérience.
Mes corps à corps pédagogiques ou professionnels avec la Tempête, le répertoire baroque français, le Soulier de Satin, Marivaux, les Paravents ou Beckett m’ont souvent laissé démuni, incertain, errant. À la différence des peintres ou des écrivains, notre redoutable privilège, à nous interprètes ou metteurs en scène, est de travailler des matières existantes - des écritures. Notre quotidien est un commerce avec des étoiles déjà enfantées, des étoiles qu’il importe de faire danser, toujours à nouveau. Une traduction d’éclats qui s’accomplit au risque de la trahison.
Cette pratique décalée, de seconde main, ne dispense pas - pour peu que l’on ressente violemment le harpon incitatif des mots de Nietzsche - de tenter de démêler les conditions requises pour un tel enfantement : "une étoile qui danse". Car il est des rencontres avec telles de ces étoiles (des textes de théâtre) qui contraignent au chaos, qui obligent à "re-susciter" le chaos qui les enfanta.
Si l’on en croit Zarathoustra, de la qualité du chaos - en soi - dépendrait la valeur de l’étoile à venir. De l’aptitude au chaos, de la capacité à accueillir et entretenir le chaos en soi, procéderait l’éclat dansant de l’étoile. Mais, ce chaos, qu’est-il au juste ? Un état inorganisé, informe, indifférencié ? Un bouillonnement de forces contradictoires ?
Dans le Gai savoir (§109), Nietzsche insiste : "le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de l’absence de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse, bref de toute esthétique humaine". Ce préalable à tout ordonnancement, c’est "l’antérieur de toutes les sédimentations formelles et rationnelles de la représentation" (P. Mathias) Relativement à notre pratique, c’est donc à un état d’esprit qu’il faut s’astreindre : "s’oublier, se mécomprendre" dans le face-à-face avec le texte, avec l’espace, avec l’acteur. Une aptitude à accueillir sans jugement une "multiplicité originairement exclusive de toute unité et de toute forme" (Heidegger). Cette disponibilité, qui lors de la lecture a permis d’entrevoir la compréhension organique de l’œuvre, doit trouver son équivalent scénique.
Aimanté par une nuée de motifs, gorgé d’intuitions contradictoires, guidé par une prescience de l’architecture intime de l’œuvre et habité par un appétit d’images, le metteur en scène s’expose aux acteurs - ou l’inverse. Commence alors ce que j’aime appeler "l’appropriation scandaleuse". Cette parenthèse surréelle où les acteurs s’en remettent à quelqu’un qui n’est pas l’auteur, juste "un porte-voix, le médium de forces supérieures" (Ecce Homo).
Quel est son rôle lors de cette immersion dans l’écriture, lors de ces balbutiements d’incarnation, de souffles, de rythmes et de voix ? Transmettre ses intuitions, évoquer son cheminement au cœur des structures profondes, proposer des pistes, suggérer des appuis de jeu… Mais surtout écouter et observer. Maintenir une attention globale et une saisie infinitésimale des propositions des acteurs. Les délibérément intelligentes, les prétendument sensibles, celles qu’ils font à leur insu… Et face à cette profusion de signes et d’affects, résister le plus longtemps possible à toute interprétation, accepter le désarroi, la perplexité, le doute… Rebondir sur tel geste étrange, saisir à la volée un râle énigmatique, complexifier un parti pris de jeu, affiner telle inflexion, intensifier un état, mais pas de manière décisive, juste pour voir…

Ce commerce avec des acteurs aux prises avec une écriture s’apparente à une exploration intime. "Celui qui voit au fond de soi comme dans un univers immense et porte en lui des voies lactées sait le désordre de leurs routes ; elles mènent jusqu’au chaos, au labyrinthe de l’existence" (Gai savoir §322). La contemplation sauvage et avide de l’acteur en travail, mêlée à une présomption folle à savoir mieux que lui ce qui est juste, n’exclut pas de se laisser happer par sa détresse ou d’éprouver physiquement ses errances. "Le Chaos signifie aussi, précise Heidegger, le bâillement, le béant, ce qui se fend en deux… l’abîme qui s’ouvre". Toute la science des répétitions est de préserver cette béance qui répond de la fertilité de l’échange entre celui qui "acte" et celui qui prend acte.

Mais le souci du chaos n’est pas tout. On peut chercher des mois et se complaire dans une quête inachevée et sublime, parce qu’infinie. Reste l’enfantement, et au théâtre nous ne pouvons nous payer le luxe des dix-huit mois de gestation de l’éléphant femelle… La crainte de figer prématurément les choses doit faire place à une formalisation de la foule de perceptions, de sensations et d’intuitions recueillies. C’est l’heure indécidable mais inéluctable où "l’idée organisatrice, qui n’a fait que croître en profondeur, se met à commander et vous ramène par des chemins détournés".
À quoi reconnaît-on alors les premières contractions ? Peut-être à l’advenue lumineuse d’une évidence, à un pétillement de perspectives, à une exaltation à voir s’agencer l’informe. "Les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servir d’images". Cette révélation soudaine est comme un ultimatum jubilatoire qui met fin aux hésitations et incite à l’orchestration franche de l’espace, des rapports, des scènes…
Ne reste plus aux acteurs qu’à re-visiter chaque soir, sur scène et en coulisses, le chaos qui aura présidé à l’enfantement d’une étoile dont le public évaluera la vertu dansante.

Xavier Brière


© LUMEN THEATRE 2010 | Mentions légales | Contact | Plan du site